Membre de l’association Alévis de Nantes depuis sept ans, Ayline* se bat depuis Nantes contre le régime du président turc. Depuis deux semaines, le pays connaît des manifestations historiques et un nombre d’arrestations record. Un combat à distance, source d’espoir comme d’impuissance.
Quel est l’objectif principal de votre association ?
Notre association s’inscrit dans une longue tradition de la communauté alévie qui représente environ un tiers de la population turque, soit 20 à 25 millions de personnes. Les Alévis ont toujours défendu des valeurs progressistes : l’égalité homme-femme, la laïcité, la liberté de conscience et un profond respect pour la connaissance et l’éducation comme remparts contre l’intégrisme. Notre association poursuit ce combat, avec un objectif double : informer les Français sur ce qui se passe réellement en Turquie, au-delà des simples manchettes, et apporter un soutien concret aux journalistes, universitaires et artistes persécutés. Nous sommes un pont entre deux mondes, et chaque jour, nous essayons de le consolider.
Qu’est-ce qui vous a personnellement motivée à vous engager dans ce combat ?
Ma cousine était journaliste à Istanbul. En 2016, après la tentative de coup d’État, son journal a été fermé du jour au lendemain. Elle a été emprisonnée pendant huit mois sans procès équitable, puis libérée mais interdite de quitter le territoire. Aujourd’hui, elle survit en donnant des cours particuliers, sa voix est réduite au silence.
Je me suis rendue compte que ma liberté d’expression ici, en France, était un privilège que je devais mettre au service de ceux qui l’ont perdue là-bas. C’est devenu une responsabilité morale pour moi.
Au-delà des manifestations organisées, comment arrivez-vous à mener votre bataille ?
Notre combat est multidimensionnel. Nous travaillons d’abord sur le terrain juridique, en collaborant avec des avocats français et turcs pour soutenir des demandes d’asile ou alerter sur des cas de prisonniers politiques. Nous avons constitué un réseau de traducteurs bénévoles qui rendent accessibles des témoignages, des articles censurés, des rapports sur les violations des droits humains.
L’aspect culturel est également crucial : nous organisons des projections de films interdits en Turquie, des expositions d’artistes censurés, des lectures de poètes emprisonnés. C’est une façon de maintenir vivante cette culture qu’on tente d’étouffer. À l’image du Centre culturel des Alévis de Nantes qui propose des cours de français, de musique traditionnelle comme le saz, instrument à trois cordes doubles typique, nous croyons au pouvoir unificateur de la culture.
Notre arme la plus puissante reste l’information. Nous documentons méthodiquement chaque cas de répression, chaque fermeture de média, chaque arrestation arbitraire. Ces informations sont ensuite relayées auprès des élus locaux, des parlementaires européens, des ONG internationales. C’est un travail de l’ombre, moins visible qu’une manifestation, mais tout aussi essentiel.
Psychologiquement, comment fait-on pour mener une telle bataille à distance, avec le sentiment d’impuissance que cela peut engendrer ?
(Un long silence) C’est la question la plus difficile… Il y a des nuits où je ne dors pas. Quand j’apprends qu’un ami a été arrêté, quand je vois des images de répression violente, je ressens cette impuissance comme une douleur physique.
Ce qui me maintient, c’est d’abord notre communauté ici, à Nantes. Nous sommes nombreux et cette solidarité quotidienne est vitale. Nous célébrons ensemble les petites victoires, nous nous soutenons dans les moments sombres.
J’ai aussi appris à accepter les limites de notre action. Nous ne renverserons pas un régime depuis Nantes, mais chaque personne que nous aidons à obtenir l’asile, chaque article traduit et diffusé, chaque conscience éveillée ici, est une victoire.
Et puis, il y a cette conviction profonde que l’histoire nous donnera raison. Les régimes autoritaires finissent toujours par tomber. Notre rôle est de préserver les braises pour qu’elles puissent rallumer la flamme quand le moment sera venu.
*Prénom d’emprunt
Camille TARLET