Discare Londres © Camille Blaringhem

Réapprendre à écouter dans un monde de streaming

Le streaming a facilité l’accès à la musique, mais a aussi entraîné une écoute plus passive. Face à cette tendance, des artistes et labels trouvent des alternatives pour redonner sa valeur à la musique.


Le streaming a transformé la manière d’écouter la musique, la rendant plus accessible, instantanée et variée. Des plateformes comme Spotify, YouTube, Apple Music ou Deezer offrent un accès quasi illimité à des milliards de morceaux. De plus les sorties sont quotidiennes, parfois gratuites, même sans abonnement. En 2024, selon le SNEP (Syndicat national de l’édition phonographique), les français écoutent 378 millions de morceaux chaque jour en France. Cela représente environ 2h41 par personne.

Cependant, cette accessibilité accrue entraîne une écoute souvent compulsive et passive. La musique se transforme en un fond sonore, une habitude, un réflexe automatique. On lance une playlist sans prêter attention à ce qui passe, on « zappe » d’un titre à l’autre sans s’attarder. En conséquence, le morceau devient interchangeable, consommé comme un produit jetable. Les algorithmes, en nous proposant sans cesse de nouveaux titres, renforcent ces comportements.

Par ailleurs, selon l’IFPI (The International Federation of the Phonographic Industry), près de la moitié des auditeurs écoutent de la musique en « background », pendant qu’ils effectuent d’autres tâches. Des études scientifiques montrent en outre que ce zapping est massif et systématique. Montecchio, Roy & Pachet observent que les utilisateurs interrompent souvent un morceau juste après certains « événements » musicaux comme le refrain ou le pont. De son côté, Donier démontre que chaque chanson possède un « profil de skip » universel, reproduit indépendamment du genre, du pays ou de l’appareil utilisé.

Les conséquences pour les artistes : pression et perte de sens

Cette transformation impacte profondément les artistes. Beaucoup expriment leur frustration de voir leur travail noyé dans le flot continu de nouvelles sorties. Les émotions qu’ils cherchent à transmettre sont souvent ignorées, remplacées par une recherche de rythme, d’ambiance ou de « vibe ». L’art de l’album, pensé comme une œuvre cohérente, est souvent sacrifié au profit de singles calibrés pour les playlists. Charli XCX reconnaît cette pression dans une interview pour The Guardian. Elle critique les labels, qui aujourd’hui sont « désespérés à l’idée que les artistes soient aimés », les poussant à produire des titres formatés plutôt qu’à défendre une vision plus intime. De la même manière, Björk partage cette inquiétude dans plusieurs interviews. « Spotify est probablement la pire chose qui soit arrivé aux musiciens ». Selon elle, « la culture du streaming a changé toute une société et toute une génération d’artistes ». Elle déplore que la création exige « quelques années de confidentialité » pour mûrir. Elle regrette que des albums sur lesquels des artistes travaillent pendant des années soient ensuite « donnés gratuitement », au mépris du respect lié au travail artistique.

Albums sabotés par la lecture aléatoire

Un autre problème souvent dénoncé est la lecture aléatoire par défaut, que certaines plateformes imposent dès qu’un album est lancé. Ce mode de lecture casse la logique de construction de l’œuvre et détruit le récit pensé par l’artiste. La chanteuse Adele a pris position très clairement contre cette pratique en demandant à Spotify de désactiver le « shuffle » par défaut sur les albums. Sur Twitter, elle écrit : «Nous ne créons pas des albums en accordant autant d’attention et de réflexion à la sélection des titres sans raison. Notre art raconte une histoire et nos histoires doivent être écoutées telles que nous les avons conçues.» Spotify accède à sa demande pour les utilisateurs Premium. Une décision saluée par de nombreux artistes et auditeurs, qui souligne l’importance de respecter la vision de l’auteur.

Des solutions pour une écoute consciente et immersive

Pour contrer cette montée en puissance de la surconsommation musicale, certains artistes et labels ont commencé à organiser des séances d’écoute collective. Ces événements, coupés de toute distraction, visent à favoriser une écoute plus attentive et partagée. Les participants sont invités à se concentrer sur les paroles, les mélodies et l’énergie dégagée par la musique. L’environnement reste sans interruption, sans téléphone, parfois même dans l’obscurité. L’objectif est de rétablir l’essence de l’écoute, de se couper du monde et de se plonger pleinement dans les émotions que la musique peut susciter. Après l’écoute, un échange entre les participants permet de partager les ressentis et de renforcer l’impact de l’œuvre. Le label de Mac Miller a par ailleurs eu recours à ce procédé très apprécié par les auditeurs, qui ont eu l’impression de « retrouver l’artiste », décédé il y a quelques années.

Le retour du vinyle et des formats physiques

En parallèle renouveau autour des formats physiques gagne du terrain, dans un contexte où le vintage connaît un regain d’intérêt, notamment chez les jeunes. En 2023, 54 % des acheteurs de vinyles avaient moins de 35 ans. Le vinyle, loin d’être une simple mode rétro, impose un autre rythme : lenteur et attention. On ne lance pas un vinyle à la va-vite. Il faut le sortir de sa pochette, le poser délicatement sur la platine, retourner la face. Ce rituel, à lui seul, prépare l’auditeur à écouter autrement.

Entre 2016 et 2022, les ventes de vinyles en France ont bondi, atteignant 5,4 millions d’unités. Ce retour du support physique traduit une envie de tangibilité, de collection. Mais surtout d’une écoute plus active et respectueuse. Le vinyle incite à écouter un album dans sa continuité, sans sauter de piste en piste. Il remet l’œuvre au centre, et non plus le morceau isolé.

Mac Miller performs a Tiny Desk Concert on August 1, 2018.

D’autres initiatives sont mises en avant, que ce soit de la part des artistes avec des concerts ou d’autres représentations en petits comités. Ces dernières années, le Tiny Desk est devenu une référence dans le monde musical. Le principe est simple : un invité, un bureau, un public d’une dizaine de personnes, pas de décor extravagant ni d’artifices. Juste l’artiste et sa musique. Ce format a permis à de nombreux créateurs musicaux, connus ou émergents, de montrer une autre facette de leur travail, plus vulnérable et touchante. Les plus marquants ont été Billie Eilish, Lauryn Hill, Mac Miller ou encore T-Pain.

Les auditeurs eux-mêmes sont à l’origine de certaines initiatives, comme la création de listening bars, inspirés des Jazz Kissa nés au Japon dans les années 1950. Le concept est simple : une atmosphère feutrée, des enceintes haut de gamme, une sélection musicale souvent diffusée en vinyle, et surtout, un profond respect du silence. On ne vient pas y discuter ni consommer la musique en bruit de fond. On l’écouter pleinement, comme un film au cinéma. Certaines règles y sont claires : conversations discrètes, voire interdites pendant l’écoute, téléphones éteints, et aucun morceau ne peut être interrompu avant la fin.

Camille Blaringhem

Le Fil Info

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